L’aventurier
Celui qui s’appelle désormais Henri Vernes se lance dans l’écriture des premières aventures de Bob Morane. Cette fois, il s’inspire plus ou moins d’un article paru dans le National Geographic Magazine, où il est question d’une vallée perdue au fin fond de la Nouvelle-Guinée, là où vivent des Papous, à l’écart de toute forme de civilisation moderne. Sur ce canevas, Vernes invente La Vallée infernale qui paraît en librairie le 16 décembre 1953.
Comment avez-vous conçu Bob Morane ?
À cette époque, nous sommes en 1953, nous n’étions pas très loin de la guerre, donc je l’ai fait pilote de chasse de la RAF. Je ne pouvais me douter que Bob Morane allait durer cinquante ans et qu’il me faudrait oublier son passé d’as de la guerre… Je lui ai donné un physique : il aurait pu être blond, il est brun ; il aurait pu avoir des yeux bleus, il a des yeux gris. J’ai trouvé qu’1 m 85 c’était une belle taille. J’ai placé ce personnage dans un premier roman qui s’appelait La Vallée Infernale puis j’en ai écrit un deuxième, un troisième… Au fil des romans, Bob Morane a évolué, mais il a toujours gardé son âge de 33 ans.
Le nom de Morane est-il une référence aux avions ?
Pas du tout : un morane c’est le nom d’un guerrier massai qui a tué son premier lion. Pour moi, ce nom permettait de faire référence dès le départ à l’aventure et à l’exotisme. J’en ai fait une sorte de héros d’aventures pures dans la jungle, même si, par la suite, il s’est aussi orienté vers le policier, l’espionnage, la science-fiction, le fantastique… Quant à son prénom, j’ai choisi Robert parce que le diminutif en était Bob qui sonnait américain. Il faut se souvenir qu’on était en pleine période Série Noire chez Gallimard et tout ce qui était américain était très apprécié. Bien sûr, les frères Morane de l’aviation s’appelaient Léon et Robert, mais je n’ai pas du tout pensé à ça quand j’ai créé mon personnage.
Au départ, avez-vous défini avec précision qui était Bob Morane ?
En réalité, je disposais d’un croquis que j’avais dessiné pour Schellens lors de notre première rencontre. J’avais précisé la taille, l’âge et le fait que c’était un ancien pilote de la RAF parce qu’à ce moment-là, les avions étaient très à la mode ainsi que les pilotes.
Était-ce tout ce que vous saviez sur Bob Morane, ses habitudes, sa famille ?
Mes seuls points de départ étaient techniques. Je ne savais rien sur sa famille ni sur ses antécédents. Il était célibataire et ça s’arrêtait là. J’ai quand même établi qu’il avait fait Polytechnique, que c’était un héros de la guerre et qu’il avait repris du service comme pilote dans une compagnie de transport australienne en Nouvelle-Guinée.
Pourquoi les cheveux en brosse et les yeux gris ?
Les cheveux en brosse parce que c’était la mode à l’époque. Les yeux gris, je ne sais pas.
Il est certain que les aventures de Bob Morane ont été influencées par mes lectures de jeunesse à commencer par les Harry Dickson et toute l’œuvre de Jean Ray. Le roman noir américain aussi m’a beaucoup influencé. J’ai toujours été un grand lecteur de romans noirs, ça ne se voit pas forcément, mais si on lit attentivement certains Bob Morane, on relèvera cette influence. En tant que cinéphile j’ai été aussi influencé par le premier King Kong, par les Frankenstein… Je ne dis pas que je m’en suis servi, mais ça m’a aidé à créer une ambiance.
Comment est née La Vallée Infernale ?
J’avais retrouvé une ancienne revue américaine où il était question de la découverte, en Nouvelle-Guinée, par un pilote américain, d’une vallée perdue qui fut dénommée Shangri-La et où vivaient des tribus papoues complètement inconnues. C’est en me basant sur cela que j’ai écrit cette première aventure de Bob Morane.
Ce premier livre a-t-il été difficile à écrire ?
Pas vraiment. Avec le journalisme, j’avais une grande habitude d’écrire et même d’écrire vite. Le reste n’était plus que de l’invention.
Avez-vous tâtonné, cherché, avant de trouver cette histoire de vallée ?
Tout a été très rapide : entre mon premier contact avec Schellens, l’écriture du livre sur l’Everest et la parution du premier Bob Morane, il ne s’est pas écoulé plus de six mois. Tout s’est joué entre juin et décembre 1953.
Quelle était la concurrence, à cette époque, au niveau de la littérature pour jeunes ?
Il n’y en avait aucune. Tout avait disparu avec la guerre. Ne subsistaient que quelques publications que je qualifierai de « boy-scout », mais qui ne me faisaient pas directement concurrence. Il n’y avait plus aucun héros pour les jeunes. Les anciens, comme Nick Carter ou Buffalo Bill, étaient moribonds et complètement dépassés. Il y avait vraiment place pour un nouveau héros. À moi de l’inventer.
J’ai repris le principe des aventures de Buffalo Bill, Nick Carter ou Harry Dickson qui ont bercé mon adolescence. Je pourrais dire aussi que j’ai repris le principe des histoires d’Homère puisque, pour moi, il est l’inventeur du roman d’aventures. Tout ce qui a été écrit depuis s’inspire, qu’on le veuille ou non, d’Homère. Si on lit L’Odyssée, on se rend compte que tout s’y trouve : bons, méchants, monstres, etc. Je n’avais plus qu’à réactualiser tous ces thèmes.
Quelle part de vous y a-t-il dans Bob Morane ?
Relativement peu. Il est certain que, parfois, Bob Morane a des idées qui sont les miennes, des convictions qui sont les miennes, des goûts qui sont les miens, mais les comparaisons s’arrêtent là.
Ce personnage vous ressemble-t-il ?
Sur un plan général, je dirais que non. Je ne nie pas, pourtant, que nous avons des points communs. Par exemple, il aime le jazz, les voyages, les antiquités, la peinture… comme moi. Sa philosophie générale est également la mienne, notamment dans tout ce qui concerne l’écologie. Ceci dit, il ne faut pas croire que Bob Morane soit un moraliste. C’est un aventurier et c’est dans l’aventure que les lecteurs l’attendent. Ce serait une erreur de le surcharger de connotations politiques, religieuses ou autres. En cela, il diffère beaucoup de moi, car je m’intéresse à la politique internationale et à un tas d’autres choses…
Oui, mais je dirais écologiste de la première heure, à une époque où ça n’était pas du tout à la mode. Si j’envoie Bob Morane en Amazonie, c’est aussi pour parler de la destruction de cette partie du monde. De même, j’ai toujours mis en valeur le mode de vie des populations primitives que rencontre Bob Morane, ce qui ne se faisait pas beaucoup à une époque où on portait encore un regard colonialiste sur les peuplades qualifiées d’« inférieures ».
Pourquoi est-il né le même jour que vous ?
Parce que je trouvais cela plus simple.
Bob Morane n’habite-t-il pas Quai Voltaire, comme vous après la guerre ?
Si, et là aussi c’est pour une question de simplicité et de facilité. C’est un quartier que je connais bien pour y avoir habité pendant plusieurs années. Il m’était donc beaucoup plus facile de le décrire avec précision. En réalité, j’habitais Quai Saint-Michel, qui est tout près du Quai Voltaire…